Le temps passe, dans le ciel clair et étouffant de l’Europe de l’Est, à naviguer entre réalité et surréalisme. Nous avançons peu à peu, à la fois ici et ailleurs. Parfois parfaitement ancrés dans le cadre qui nous entoure, souvent déboussolés.
Les trois premiers campings où nous avons séjourné ont peut-être façonné notre perception de cette ancienne aire socialiste. À Bratislava, le camping, près de l’aéroport, nous accueillait avec un panneau indiquant une dizaine de précautions à prendre contre le vol. Celles-ci nous ont été réitérées par la préposée. Nos vélos ont été entreposés dans un bâtiment verrouillé. Ouf ! Mais il fallait ouvrir et refermer avec une clé un grillage donnant accès aux toilettes et aux douches plutôt spartiates. En Europe de l’Est, les douches sont communes ou, la plupart du temps, sans cabine. On expose sa nudité comme on devait, à une époque pas si lointaine, révéler tout de soi. Au 2e camping, en Hongrie, il n’y avait personne d’autre que nous, à part des centaines et des centaines de moustiques affamés qui ont même décidé de passer la nuit entre la tente et le double toit. Le sol des toilettes et des douches était jonché de mégots de cigarettes. Le préposé pulvérisait de l’herbicide entre les dalles de ciment dans l’allée. Pas étonnant qu’il n’y ait que nous, pauvres cyclistes égarés ! Au 3e camping, nous sommes arrivés en pleine réunion d’entraîneurs de chiens. Au fur et à mesure que la journée avançait, nous avons vu de plus en plus de maîtres, ou maîtresses, et leur chien s’installer. En soirée, il devait bien y avoir une trentaine de chiens qui n’ont pas arrêté de japper. Question quiétude, nous étions loin du compte. D’autant plus que le camping était situé juste à coté d’un endroit où l’on sciait du bois et qu’en début de soirée, un petit aéronef s’amusait à passer et repasser au-dessus de la cîme des arbres. En ajoutant la canicule qui venait de s’abattre sur la région au même moment, les indications de plus en plus rares pour l’eurovélo 6, les routes achalandées en très mauvais état avec un trafic motorisé plus ou moins enclin à partager celles-ci avec des vélos, en 3 jours nous venions de basculer dans une toute autre réalité.
Notre réalité, c’est maintenant un peu plus de lenteur. Nous avons diminué la cadence, réduit la distance quotidienne parcourue, ajouté de longues pauses à l’heure du lunch au moment où le soleil tape fort.
Notre réalité, c’est aussi un peu plus d’incompréhension. Qui a décidé que l’itinéraire de cette soi-disante route cyclable emprunterait des voies sans accotement et à forte densité automobile ? Que reste-t-il de toutes ces années communistes ? Quel est le legs des empires ottoman et austro-hongrois ? En Croatie et en Serbie, qu’est-ce que la guerre a laissé comme séquelles ? Comment accueillir les témoignages de nos hôtes ? Que dire ? Comment se taire ?
Notre réalité, c’est aussi un peu plus de confusion. Questionnements plus fréquents à savoir quel chemin prendre, égarements sur la route, perte des repères culturels, fatigue due au stress de rouler parmi tous ces véhicules qui ralentissent peu ou prou et qui passent parfois trop près de nous. C’est ne plus savoir si l’on peut se fier à notre intuition, à ce que l’on ressent. Car alors que nous commencions à comprendre comment circuler sur la route et que nous venions de vivre une merveilleuse journée avec plein de contacts chaleureux, nous nous sommes rendus compte que notre dernier hôte nous avait délestés de quelques billets. (Un peu plus de cent dollars canadiens, pas grand chose) Ni colère ni tristesse. Seulement le sol de notre confiance qui se dérobe sous nous.
Notre réalité, c’est, heureusement, un peu plus de contacts spontanés. Des gens qui nous encouragent et nous saluent. Qui viennent nous parler, souvent en allemand (sommaire pour notre part), pour savoir d’où l’on vient et où l’on va. C’est cet homme à Fajsz qui fait des téléphones pour nous trouver un moyen de traverser le Danube et rejoindre le camping sur l’autre rive. C’est ce jeune, tout sourire, qui nous conduit à travers le village sur ses patins à roulettes jusqu’à la petite épicerie. C’est cet homme qui nous double par deux fois et qui, à la seconde, se range sur le bas côté, sort de son auto et tend une barre Snickers à Étienne. C’est cet homme qui nous prend en photo au centre de la ville de Futog puis nous invite à boire une boisson gazeuse dans son petit resto de bouffe rapide. Et tout plein de regards, des sourires discrets dans leurs yeux.
Notre réalité, c’est tout ce temps que nous prenons ensemble, Étienne et moi, à naviguer dans nos imaginaires respectifs en blaguant, en nous racontant une histoire à relais qui dure depuis plus d’un mois (petit clin d’oeil à Stéphane et à Éloi : vous en faites partie et quelle délectation ! Sébastien, tu viens d’apparaître en bédouin il y a 2 jours !) et en inventant des chansons rigolotes. Notre réalité, c’est donc aussi un univers parallèle que nous construisons au fil des coups de pédale. Notre réalité, c’est un peu d’irréel.
Nous poursuivons donc cette aventure qui nous mène un peu plus loin que le réel. Comme ces mirages que le soleil s’amuse à dessiner sur la route : des flaques d’eau qui, à notre approche, disparaissent pour réapparaître un peu plus loin. Un peu plus que le réel. Et à jamais inatteignables.
Voici quelques photos de Croatie et de Serbie :

Terrain de jeux et église : quelle part de réel, quelle part d’imaginaire ?

Osijek, Croatie

Le Danube près de Vukovar, Croatie

Château d’eau de Vukovar avec les cicatrices des bombardements

Village croate

Barbecue serbe

Notre généreux donateur de Fanta entouré de 2 vieux copains

Bout de piste cyclable dans la petite ville de Futog, Serbie

Centre de Novi Sad, Serbie

Novi Sad, Serbie

Coucher de soleil depuis la forteresse de Belgrade
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