J’ai marché longtemps. Longtemps, sans même humer l’air. La tête ailleurs, la terre sous mes pieds. Un rayon de soleil m’a fait relever la tête. Dans la fragmentation de la lumière, une plume tourbillonnait. Elle s’est posée sur un tas de feuilles mortes, les mêmes qui crissaient sous mes pieds. La plume ne m’a rien dit. Mais quand je me suis penchée sur elle, blanche et grise, elle a esquissé un sourire. Furtif, mais là, à cet instant, j’ai su le reconnaître. J’ai lissé la plume sur ma joue et j’ai entendu le vent. C’était une mélodie douce et brute à la fois. Mon pas s’est allongé, plus assuré, et en même temps plus léger. J’avais glissé la plume dans mon chignon : je devenais une femme-oiseau. Dans ma gorge, sonore et muet à la fois, un chant prenait de l’ampleur. Mon être gonflé d’orgueil, de beauté, de moi, de ce chant liquide, mon être et mon corps soulevés par une grâce qui ne m’appartenait pas mais qu’on m’offrait, là, dans l’instant. Et dans cet espace flou, large, inconnu, dans ce mouvement d’envol, j’ai reconnu ma place. Ma place possède un nom. Elle s’appelle liberté.
chemins de traverse
ces chemins qui foisonnent
Les chemins de la vie foisonnent en moi. Ils appartiennent à la fois au passé et à l’avenir. Dans le miroir, je crois voir le présent et pourtant, voilà encore un paysage déjà construit, un visage mille fois représenté, mille fois reconnu. Mais qu’y a-t-il à reconnaître dans ces traits figés de lassitude, dans ce sourire imperceptible? Le chemin parcouru, je ne le reconnais pas. Sans cesse, je réinvente son itinéraire, classant mes souvenirs, emprisonnant des fragments d’espoir et de lucidité. Je me retourne pour prendre mon élan: je m’épivarde sur place. Non, sur ma route, dans la forêt comme en ville, je n’ai rencontré personne. Pas même moi. Mais en avais-je seulement l’intention?
Les chemins de la vie foisonnent en moi. Velléitaire, plus souvent, je recule. Et quand j’ose aller de l’avant, il me faut un grand saut dans le vide, l’espérance de me mettre à voler, légère, toute légère. Sur les cailloux, je trébuche plus souvent qu’à mon tour. Et même quand le soleil est doux et la route lisse, il m’arrive, comme une bourrasque intempestive, de me pétrifier. Et les rayons du soleil auront beau couler sur moi, mes nerfs se tendent, ce n’est plus mon ossature qui me soutient mais un gibet de fer, sous l’épiderme, qui épouse ma silhouette et m’empêche de m’effondrer. J’entends pourtant des sources de vie gronder en moi, autour de moi. Mes lèvres sont sèches, mon coeur rêche et ma volonté s’apitoie sur elle-même. Je ne me penche pas sur l’eau pour me rafraîchir mais pour y mêler mon désespoir. Mais mon chagrin et mes peurs ne se noient pas pour autant. Ils s’accrochent à mes pas comme autant de nuages encrassés de fausses images, de fausses piétés.
Les chemins de la vie foisonnent en moi. Comment pourrait-il en être autrement? Parfois, l’enfant rieuse et entière que j’ai été me prend dans ses bras pour quelques pas. Le chemin ondule, mon corps est bercé par l’horizon qui se défile. Puis elle me dépose et disparaît. Moi, je poursuis ma route, habitée par son souffle parfumé et par ses envies à l’eau de rose. À ces moments-là, il me reste à accueillir ma vieillesse en devenir, à puiser dans sa sagesse, un mot ou deux d’encouragement. Ne pas avoir peur de la suite, laisser glisser mes pieds nus et continuer à avancer et à me perdre sur mes chemins. Surtout me perdre.
l’affranchissement de soi
Dans l’affranchissement de soi, tu bouscules tes propres barrières, tu trébuches, ne te relèves pas tout de suite, tu es un peu sonnée, et dans cette légère hébétude, tu entrevois une fissure dans le roc de tes certitudes, un mince espace d’où laisser s’échapper un soupir, un filet d’espoir, un filin à raccrocher à un futur à inventer.
Dans l’affranchissement de soi, tu entends l’écho de ta liberté prendre de l’amplitude, et te revenir, te remplir, faire le ménage en toi, te débarrasser des scories, des souvenirs, te laisser plus vaste avant de repartir vers ton horizon. Tes yeux perdent la trace de cette liberté fugueuse mais tu as foi en sa fougue et tu vois, sans voir, le chemin, large, qu’elle t’a dessiné.
Dans l’affranchissement de soi, tu te sens plus légère, presque l’égale du vent, et cette qualité aérienne qui s’infiltre en toi et te transporte, élimine le temps, transcende l’espace, réduit tout ton être à une vibration, à un infime bourdonnement, te voilà à butiner tes rêves, entre sommeil et éveil, entre la vie et la mort.
Dans l’affranchissement de soi, il ne te reste presque rien. Et ce rien c’est tout. Tout ce qu’il te faut de joie pour la succession des jours à venir. Ce rien, c’est une semence, un germe qui contient toutes les promesses. Et le plus fou, c’est qu’elles n’ont pas à advenir, te suffit de croire en leur possible éclosion comme il te suffit d’aménager un vide, entre tes pensées, pour accueillir la vie.
petit manifeste du voyage (et de la vie) à mon propre usage
pour un voyage (et une vie) d’exploration, de création et de partage
pour découvrir tous ces chemins possibles qu’ouvre la vie;
pour revêtir les habits des nomades et chausser leurs semelles de vent, inviter l’errance et l’imprévu;
pour vivre et apprivoiser notre liberté;
pour habiter un moment suspendu, hors du temps effréné, en s’accordant au rythme de la vie;
pour côtoyer l’immensité et tutoyer le vide;
pour cultiver ma présence au monde;
pour nous inventer une histoire commune, et dissemblable, en marge des représentations usuelles;
pour oser rêver;
pour renouveler, instant après instant, mon regard;
pour explorer les méandres de ma condition d’humaine face à moi-même et aux autres;
pour respirer à m’en rendre saoule et pour percevoir toutes les sensations de mon corps, vivant;
pour me réapproprier, au ralenti, un territoire déjà (ou non) arpenté et pour en absorber, peu à peu, les résonances sur ma géographie intérieure;
pour poursuivre ma réflexion sur le voyage, la liberté, l’imaginaire, les marges, le pas de côté, les chemins et sur cet élan de fuite, au coeur de ma vie et de ma démarche artistique;
pour ouvrir des espaces propices à la création, écriture et conte, par une mise en mouvement du corps et de l’imaginaire;
pour enchanter le monde et émerveiller le quotidien;
pour offrir mes paroles vagabondes: contes, récits, poésies;
pour accueillir et partager les rêves, les projets insensés, les aventures folles, le quotidien riche, la vie créatrice, les nouvelles expériences, les points de vue divergents de tous ces gens que ma route croisera;
pour rire, habiter ma folie et m’abandonner au vent changeant;
pour ces rencontres que j’espère…
Participer à l’enchantement du monde
Participer à l’enchantement du monde pour qu’éclabousse la beauté sur nos parois invisibles. Un cri, un chant, une larme muette fourmillent sur nos peaux tatouées de chagrin. Une danse s’imprime sous nos pas répétitifs, dans notre chair anesthésiée, hors de son orbite depuis des temps trop anciens. Reconquérir la mémoire de l’eau sous nos rides et dans le creux des hanches. Inlassablement, peindre notre visage jusqu’à y découvrir ses paysages ancestraux. Écouter notre sang frémir, palpiter, contre les rivages de nos désirs. Notre souffle advient, palimpseste de nos émois à venir.
Participer à l’enchantement du monde, s’immiscer par la déchirure et arpenter les chemins broussailleux, flâner dans les champs en jachère et écouter le silence de la terre, si plein, si vibrant. Louer la déchirure qui, non, ne s’est pas cicatrisée mais qui tremble au moindre soupir. Louer la déchirure par laquelle pénètre la lumière. Consentir à garder les yeux ouverts, à scruter la pénombre, à apercevoir, ô joie, le scintillement des lucioles. Consentir à ouvrir les bras, plus grand, d’une immensité telle que le vertige se déploie et nous emporte là-haut, plus haut. Consentir à entendre les chants des oiseaux sous notre crâne, à en discerner les motifs récurrents et les mélodies nouvelles, à nous laisser ensorceler, pantois, y entremêlant notre propre sifflement.
Participer à l’enchantement du monde pour que le réel cesse sa glaciation, pour que les ténèbres s’apprivoisent, pour que la pluie s’illumine. Ma main dans la tienne, mes frayeurs nous accompagnant, je n’aurai que ma voix comme offrande. Une voix habitée de mille mondes, une parole jaillissante, à la fois tumulte et accalmie. Des paroles innombrables l’auront fécondée et à son tour, elle nourrira la terre, caressera le visage des hommes, bercera les petits corps, allumera des étincelles de beauté au coin des yeux.
La fuite, et moi
Ce qu’on attend de moi, ce n’est pas une disparition, ce n’est pas une évasion, ce n’est pas une fuite. Ce qu’on attend de moi et ce que j’attends, secrètement, de moi-même est-ce si éloigné que la rupture au monde me soit la seule solution?
La fuite quand elle nous ramène à soi, à l’essentiel, à l’être, à cette part d’humain plus tremblante que jamais, plus vraie, la fuite n’est pas un détachement, elle est un raccordement à ce qui est véritablement et à ce qu’on a laissé s’oublier au fil du temps et des poussières accumulées, elle est un apaisement.
La fuite est mouvement, elle nous propulse vers l’avant, elle nous sort de nos ornières habituelles et nous remet sur notre chemin. Le pas hasardeux ou léger, confiant, nous allons, sautillant, sur notre chemin. Nous ne sommes pas seuls, nous sommes tout ce que nous avons été et tout ce que nous pourrons devenir. Notre chemin n’est pas isolé. Nous avons beau piétiner dans les broussailles, nous perdre dans la forêt des possibles, nous croisons toujours d’autres routes, d’autres sentiers qui mènent à d’autres que nous.
La fuite n’est pas une disparition. Elle est un élan vers quelque chose de plus, quelque chose d’entier. Elle est une conquête de tous ces fragments qui nous composent. Elle nous pousse, nous tient la main, nous accompagne sur nos chemins de poussière, et avec elle nous découvrons l’éclat coloré de nos tourments sincères. La fuite, à ce qui fige, est un formidable rire tonitruant dans la cascade du temps. La fuite est une réappropriation de soi. D’un soi réel et imaginaire. D’un soi réinventé à chaque instant, et toujours plus vaste.
La fuite n’est pas une évasion. Elle est un cri que l’on tait mais dont on suit le parcours sinueux. La fuite n’est pas tapageuse; elle ne s’enivre pas de futilités. Elle ne cherche pas l’exotisme de pacotille, elle ne se divertit pas à outrance. La fuite n’est pas un engourdissement du réel, le prolongement de cet anéantissement de soi que l’on pratique déjà au quotidien. S’il y a ivresse, elle est dans cette ouverture des sens, dans cette sensation, si fragile, d’un début d’appartenance. Être ivre de ce que l’on est et ne pas chercher à s’en débarrasser.
ode au voyage à vélo
texte écrit le 19 février 2014 lors d’un périple au Vietnam et au Laos
Le premier coup de pédale soulève l’enthousiasme. Le second libère les tensions. Tous les autres qui suivront n’auront de but que de nous poser sur notre trajectoire. Sur notre vélo, c’est là que nous nous sentons bien, à notre place. Pas immobiles, mais en mouvement, sur notre chemin. Le vélo nous donne des ailes.
Le vélo, par sa lenteur, s’accorde à notre rythme naturel. Il est l’antithèse, et l’antidote, de toutes ces technologies nous incitant à nous précipiter toujours plus vite vers l’avant, effaçant toute notion d’espace et de temps. Voyager à vélo inscrit le paysage et la durée du périple dans le corps. Cela rythme la journée, encadrant nos gestes dans une certaine routine et imprimant dans notre mémoire une multitude de petits moments. Notre corps exige sa part de lenteur. De mouvement, oui, mais sans hâte, sans grande vitesse. Permettant à nos sens de bien percevoir notre environnement, de s’y fondre.
Voyager à vélo nous donne accès à des endroits peu fréquentés. Étant maîtres de nos déplacements, nous prenons, quand bon nous semble, des chemins de traverse et visitons des sites historiques ou naturels éloignés des villes et des points d’intérêt du tourisme de masse. Une plage isolée n’attend que nos mouvements de brasse. Des ruines de temples Cham ou une petite pagode s’offrent à notre regard admiratif. Une promenade urbaine dans une petite ville ne demande qu’à être parcourue. Une place publique nous allèche avec tous ces étals de cuisine de rue. Et toutes ces petites routes qui nous appellent. Ainsi, en sortant de Quy Nhon, nous pédalons sur une route secondaire au bord de l’océan et du haut des côtes que nous grimpons, nous avons, en plongée, une superbe vue sur le littoral et sur la baie. Et nous avons quitté l’enfer de la route mandarine! Pour rejoindre Mui Ne à partir de Phan Ri, nous empruntons une route ensablée sous un soleil torride pour une vingtaine de kilomètres. Et pourtant, nous sommes enchantés de rouler entre les gigantesques dunes de sable et la mer. Dans le delta du Mékong, nous empruntons petites routes et allées en ciment. Nous nous faufilons sous la canopée des cocotiers et traversons de petits ponts de bois brinquebalants. Nous redevenons des enfants qui se prennent pour des explorateurs!
Voyager à vélo ouvre les portes de l’enchantement. Les sens en alerte, nous devenons présents à ce qui est en nous et autour de nous, profitant de ce que le voyage met sur notre chemin. Au fil des coups de pédale, nous roulons au niveau de la vie qui grouille et que nous côtoyons de village en village. Nous sommes les témoins privilégiés de tous ces gestes si vivants. Et cette proximité est la passerelle vers la découverte, vers l’émerveillement. De plus, grâce à toutes les pauses quotidiennes nécessaires et non planifiées, nous nous immiscons dans ces communautés. Dans les gargotes en bord de route où nous dînons. Dans les marchés extérieurs de petits villages où nous nous procurons fruits et pains. Dans tous ces petits magasins ouverts en façade où nous achetons de l’eau. Auprès des mécaniciens de vélo et de moto qui, grâce à leur compresseur, gonflent nos pneus. Devant les étals de banh mi dans les villages et devant les étals de fruits en bord de route en campagne. Dans ces petites villes où le soir venu, après avoir trouvé un hôtel, nous déambulons dans les rues et soupons sur le trottoir d’une délicieuse cuisine de rue parmi les Vietnamiens. Partout où nous roulons comme partout où nous nous arrêtons, nous avons l’énorme chance d’établir de vrais contacts, d’être en prise directe avec la vie.
Voyager à vélo permet des rencontres fortuites qui autrement n’auraient pas lieu. Tous ces motocyclistes qui ralentissent à notre hauteur et qui échangent quelques mots avec nous. Tous ces écoliers à vélo croisés à la sortie des classes. Tous ces gens qui, de leur domicile ou d’un commerce, nous saluent. Et tous ceux qui partent d’un rire contagieux en apercevant Étienne sur sa girafe, derrière Stéphane. Juste avant le col de Dai Lanh, l’orage menaçant, nous décidons de nous arrêter dans un resto de bord de route pour 2 heures, permettant un moment d’échange mémorable avec la famille qui tient le restaurant. Peu après Tam Ky, Quynh, une jeune fille sur son vélo électrique, se met à mon niveau et engage la discussion, se pratiquant ainsi pour une compétition d’art oratoire en anglais. Puis, elle nous conduit dans l’enceinte de son école secondaire et nous présente à ses camarades de classe. Un peu plus tard, lors de la même matinée, une vieille dame rencontrée devant un marché me prendra les mains et nous remerciera d’avoir parlé avec elle en anglais. À Van Gia, nous partageons un thé avec M. Dam, un professeur d’anglais, dans son petit salon. Dans le delta du Mékong, entre Long Xuyên et Rach Gia, nous pédalons sur une route , d’une soixantaine de kilomètres, longiligne et étroite. La chaussée est en mauvais état, sans accotement et avec un trafic dense de gros véhicules passant à 2 pieds de nous. Dans ces conditions, la deuxième crevaison en deux jours que nous venons de subir s’avère une bénédiction. Nous qui étions tendus vers la destination, appréciant peu le paysage et le chemin, cet arrêt obligé nous remet dans le moment présent. À peine avons nous démonté le pneu arrière du vélo de Stéphane sous l’ombre projetée d’un petit café familial que le père de famille s’amène avec sa pompe pour nous aider. Avec quelques mots de vietnamien et des mimiques éloquentes, Stéphane fera rire toute la galerie en tournant en dérision l’efficacité douteuse de notre mini-pompe. À la fin, famille et voisins s’étant joints à nous, une douzaine de personnes nous entoure. Voilà ce dont nous avions besoin: un moment de pure rencontre avec sourires, accueil et générosité. Nous repartons le coeur plus léger et plus à même de profiter du paysage que nous offre le grand canal que nous longeons avec sa navigation fluviale et les mille activités qui en découlent.
Voyager à vélo pousse au dépassement de soi. Dans l’effort physique et l’extrême vigilance exigés, certes, mais aussi dans l’idée d’aller au-delà de soi. Constamment, les opportunités de contact nous invitent à maintenir cette ouverture d’esprit face à l’autre, que nous n’avons de cesse de rencontrer. Dans cet état allégé d’allégresse que procure l’effort de se déplacer grâce au travail de nos muscles, se manifestent curiosité, enthousiasme et désir de communiquer. Ne reste plus alors qu’à foncer, dans la spontanéité, dans cet élan de vie, vers ailleurs que soi.
Au tout début de notre périple à vélo, nous avions le souhait que le chemin nous fasse, nous défasse et nous refasse sans cesse. Voyager à vélo met en place les conditions nécessaires à ce que chaque jour soit l’équivalent d’un présent à déballer. Voyager à vélo nous place dans un état fébrile, à une perception près d’être emballés. Voyager à vélo ménage à chaque instant la possibilité d’être surpris, émerveillés ou bouleversés en autant que nous laissions le chemin se dérouler sous nos roues et en nous.
Voyager à vélo, c’est vivre intensément!
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