sur le quai des brumes

Je n’ai plus nulle part où aller. Je reste sur le quai des brumes.

Après 2 mois et 2300 kilomètres, nous avons mis un point d’orgue à notre trajectoire le 20 juillet dernier. Dans le port d’Halifax, nos montures scintillaient sous les assauts répétés du soleil. Leur matérialité, tangible, indiscutable. Dans ma tête, pourtant, tout n’était pas aussi clair. J’avais beau voir les vélos et derrière eux, le centre-ville de la capitale de la Nouvelle-Écosse, il m’apparaissait plus qu’improbable que nous les ayons chevauchés depuis la maison jusqu’ici. Malgré le corps qui avait cartographié notre parcours sur le moindre kilomètre, dans mon esprit, tout cela avait la densité d’un songe. La lumière ardente d’un ciel sans nuage, d’un bleu délavé, ne m’éclairait pas davantage. Le quai que nous arpentions ne pouvait qu’être irréel.

Les jours suivants alors que nous nous promenions, en voiture ou lors de courtes balades à vélo sans bagages, découpant la dentelle du littoral entre Halifax et Lunenburg, cette sensation m’a pénétrée de plus en plus. L’océan Atlantique que mon regard désirait embrasser, dont mon corps se languissait, m’est demeuré inaccessible. Toute sa démesure voilée par une épaisse brume. Qui jamais ne m’a laissée entrevoir un pan de son immense beauté, qui jamais ne s’est dissipée pour m’offrir du bleu à perte de vue. J’ai dû continuer à imaginer, à écouter, à sentir la mer et à m’en rassasier.

Dans mes rêveries, sur le quai des brumes, je transperçais de mon regard amoureux toute cette eau en suspension. Mon être entier questionnant, cherchant, toujours en quête. Cette mer invisible, que je ne pouvais contempler, me laissait pantelante avec le regard errant, papillonnant, alors que je l’aurais voulu envoûté.

J’ai laissé la brume envelopper mon coeur cotonneux. Mes gestes en broussaille se sont apaisés. Le temps suspendu m’a aspiré dans ses limbes. Moi qui n’ai rêvé que de rêveries… J’ai arrimé mon souffle à celui de la brume; j’y ai perçu le merveilleux abîme qui m’habite, sans effroi. Un écho lointain, une berceuse, des songes, l’inachevée et l’incertaine. Un refrain porté par des milliers et des milliers de gouttelettes. Le refrain de la brume. Le chant de la mer, en moi.

Je n’ai plus nulle part où aller. Je suis arrivée. Devant, et dedans, tous les possibles. Je reste sur le quai des brumes.