quand le paradis…

…se transforme en cauchemar.

Imaginez quelques bâtiments blancs égrenés entre un fleuve majestueux et une lisière de forêt, des sculptures contemporaines d’anges parsemant la pelouse, des chambres à l’allure zen, une cuisine locale goûteuse. Cette halte touristique, esthétique et gourmande existe. Elle a été rêvée par un poète, Mircea Dinescu. Depuis quelques années, les anciens bâtiments de ce port marchand agricole ont été restaurés et accueillent touristes et congressistes, de même que des écrivains et des artistes en résidence. À Port Cultural Cetate, différents événements culturels ont lieu en lien avec la littérature mais aussi le théâtre, la musique, la photographie, le cinéma, les arts visuels et les traditions culinaires. Un petit éden dans cette région de la Roumanie où les villages poussiéreux aux maisons décaties défilent les uns après les autres. Un petit coin de paradis où nous pourrions enfin un peu souffler, inhaler un peu de toute cette beauté.

Et pourtant. Et pourtant, même dans cet écrin de beauté, un danger latent peut se concrétiser. Et tout faire basculer.

Imaginez donc aussi des dizaines de chiens errants ayant élu domicile tout autour des bâtiments. Jappant, grognant et se mettant parfois à vous suivre. En groupe.

Ce soir-là, nous allions célébrer nos 3 mois de voyage. Le soleil colorait les eaux du Danube. Le vent venait de tomber. Nous étions fiers des montées des derniers jours. Et nous nous sentions apaisés dans ce lieu charmant. Au réfectoire, j’attendais que l’on nous serve le repas. Étienne venait de repartir vers notre chambre située dans la maisonnette la plus loin. Et puis, j’ai entendu des cris, mêlés aux aboiements des chiens. Étienne a déboulé dans le réfectoire, pleurant, sous le choc. Des adultes qui mangeaient sur la terrasse et qui ont assisté, impuissants, à l’attaque des chiens l’accompagnaient. Étienne s’est fait encercler par 4-5 chiens enragés et l’un d’eux l’a mordu au mollet. Il s’en est sorti avec des marques de crocs sur la jambe assorties de belles ecchymoses. Et une énorme frousse. Seulement voilà : des chiens comme ceux-ci ça pullule en Roumanie. Le lendemain matin à l’hôpital de Craiova, il était le 3e enfant à se présenter après avoir été attaqué par des chiens. Cette engeance est de notoriété publique. La menace est là, bien réelle, mais les autorités ne s’en occupent pas. Habituellement quand les chiens attaquent en groupe, dès qu’un des leurs mord la personne, les autres se précipitent et l’imitent. Cette fois-ci, Étienne a été chanceux.

Cette nuit-là, j’ai pris une décision. Nous allions revenir à la maison. Écourter le voyage. Notre destination finale, la Turquie, est instable par les temps qui courent. En Roumanie et en Bulgarie, la menace des chiens errants jumelée à un parcours sur des routes avec un trafic dense et des conducteurs peu habitués à partager la voie avec des cyclistes multiplie les risques que je ne suis plus prête à prendre. Des risques auxquels je ne veux plus exposer mon fils de 12 ans. Combien de fois ai-je réitéré que la sécurité était notre priorité ? Combien de fois avons-nous frôlé l’accident ? La vigilance accrue et ininterrompue, le stress qui inonde tout notre corps sans que l’on ne s’en rende compte, la chaleur qui nous écrase : depuis plus de 2 semaines, nous sommes exténués. Cette aventure, je l’ai, en quelque sorte, imposé à Étienne. Pourtant, jour après jour, il est monté sur le vélo, il a pédalé, il a dû s’adapter à de nouveaux environnements, rencontrer des inconnus et jamais il ne rechignait. Il m’a épaulée, m’a encouragée dans des moments difficiles. Il était enjoué, fier de ce que nous accomplissions. Jusqu’à tout récemment. La suite du voyage, nous la questionnions au quotidien ces derniers temps. Beaucoup de bas. Toutefois, nous retrouvions assez rapidement le moral.

Nous revenons donc, un peu plus d’un mois avant la fin prévue. Étienne est soulagé. Mais moi ? Chamboulée et calme à la fois. Je n’ai pas su, en dépit du contexte, réinventer une nouvelle fois le voyage. Nous venions tout juste de changer notre plan initial en entrant en Roumanie. Nous allions passer davantage de temps dans ce pays puisque nous abandonnions l’idée de traverser les chaînes montagneuses de la Bulgarie et celle de rouler en Turquie. Mais, insidieusement, l’engouement s’étiolait. La fatigue et le stress ont pris toute la place. Au point de bloquer l’horizon. Notre route a cessé de se dérouler sous nos roues.

Peut-être que depuis le tout début du voyage, nous roulions progressivement vers ce cul-de-sac. Qui, espérons-le, n’est que le point de départ vers un ailleurs autre, un chemin de traverse à créer, une nouvelle orbite sur laquelle se déplacer.

Et si le voyage, ce n’est pas la destination. Et si le voyage, c’est le chemin. Alors, au fil de ces 3900 kilomètres et des poussières, tout un chemin s’est dessiné en nous. Il nous reste à en écouter l’écho.

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