… n’ont pas de goût.
Nous avons commencé à manger des fraises il y a un mois. Près de Lyon, il faisait beau et chaud et les fraises, goûteuses, se nommaient Ciflorette, Gariguette, Mara des bois, des noms de petites filles mutines. Et puis nous sommes remontés vers le nord et le froid. Et à un certain moment, les fraises ne s’appelaient plus que fraises et leur goût est devenu fade, voire insipide. Printemps tardif et trop pluvieux. Le soleil qui magnifie toute chose se terrait. Depuis que nous sommes en Allemagne, notre diète quotidienne comprend un gros casseau de fraises sans nom. Parfois délicieuses quand nous les achetons sur la place du marché ou directement à la ferme mais la plupart du temps manquant de saveur. Et si elles avaient des noms bien à elles, est-ce qu’elles seraient plus délectables ? Quand nous pouvons nommer les moindres détails de notre quotidien, nous l’enrichissons. Quand nous décrivons notre environnement avec minutie, nous l’embellissons. Quand nous nous racontons nos rêves et nos espoirs, nous leur pavons la voie. Ailleurs, dans un pays qui ne parle pas la même langue que moi, les quelques mots que j’arrive à prononcer en allemand laissent tout doucement leur trace sur mes papilles. L’anglais, cette langue partagée, nous permet d’entamer un dialogue entre nos cultures différentes, d’entrouvrir un espace pour nous rejoindre. Mais c’est lorsque nous sommes au plus près de notre propre histoire que le parfum qui émane de notre discours est le plus tenace. Depuis que nous avons quitté la France, les occasions de conter ont été rares. Dans un anglais quelquefois imparfait, j’ai pu transmettre, deux fois, des contes courts à nos hôtes. De ces histoires qui nous lient tous dans cet enchantement des sens, dans cet envoûtement aux mille et une saveurs. En France, conter participait à cette sensation de fluidité de la parole, de plénitude. Mon corps entier irrigué par ces trames tissées dans l’instant au fil des mots. Une parole à la fois nourrissante et savoureuse à dire. Alors, la saveur des fraises est-elle dans la chair ou dans l’anticipation que l’évocation de leur nom fait naître en nous ?
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